Retour sur un mystère fait maison


« En août dernier, j’ai perdu un bon ami d’enfance. (…) J’ai contacté ses parents qui m’ont confié certaines de ses affaires. Parmi elles, une disquette vieille du lycée sur laquelle se trouvait un ancien niveau. (…) J’ai pris la décision (…) de le retaper. » Voici comment Veddge, membre du forum spécialisé Doom World, présente dans un ultime message daté du 3 mars 2023 son projet : MyHouse.wad. Un « mod », c’est-à-dire une modification par un amateur d’un jeu préexistant, ici Doom II (1994), pionnier du jeu de tir qui oppose à l’origine le joueur à des créatures démoniaques.

« Reproduire sa maison était une pratique courante dans les années 1990, car Doom représentait pour beaucoup le premier contact avec la conception de mondes virtuels, explique Esselfortium, compositrice connue de la communauté. Quand vous voyez surgir une maison faite par un quidam, il ne faut s’attendre à rien d’incroyable. » De nombreux mods intitulés MyHouse.wad (« wad » désignant l’extension du fichier compatible avec Doom) sont ainsi apparus au fil des années.

Aucune raison de penser que cette maison soit différente. Pourtant, elle va rapidement attirer l’attention. Déjà, il y a le journal de bord avec lequel est livré le jeu, et les éléments de scénario étranges qu’il distille. Puis il y a les portes qui disparaissent, la musique qui bégaye, la géométrie qui se comporte étrangement avec des espaces plus grands à l’intérieur qu’à l’extérieur. « Vous réalisez alors que tout ça est bien plus vaste que ce que vous pensiez, explique Not Jabba, un vétéran du forum qui a participé à la dissection de ce niveau.

Veddge raconte dans son message qu’il n’a plus créé de mod depuis plus de quinze ans. Pourtant, MyHouse.wad relève d’une technique particulièrement avancée. Qui est-il donc réellement ?

Le joueur traverse si souvent ces lieux si familiers que le moindre changement lui sautera immédiatement aux yeux.

Enquête à domicile

MyHouse.wad est en réalité le fruit d’un collectif qui se veut furtif. Kevansevans, un membre émérite, connaît Veddge et l’a aidé à peaufiner le comportement de certaines créatures. « On espérait que le niveau passe inaperçu, se souvient-il. On aurait adoré le voir disparaître dans les limbes d’Internet avant d’être déterré des années plus tard. » Néanmoins, et contrairement aux autres, Esselfortium, qui était également dans la confidence en fournissant une musique de son cru, a choisi de déclarer sur-le-champ sa collaboration : « Quand je suis fière de quelque chose que j’ai fait, je veux que les gens sachent que c’était moi et je veux pouvoir en parler ! »

Dans les jours qui suivent, le mod attire les experts de la communauté Doom. On partage les trouvailles et on disserte sur les règles complexes régissant cet inquiétant foyer qui se mue parfois en aéroport, en crèche, en dédale au style brutaliste ou en labyrinthe plongé dans l’obscurité. De multiples sections puisent ouvertement dans des œuvres d’horreur populaires, comme le roman La Maison des feuilles (Monsieur Toussaint Louverture, 2022 – ce livre sorti en 2000 aux Etats-Unis met aussi en scène une bâtisse plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur) qui a lui-même servi d’inspiration principale à d’autres imaginaires, plus récents, comme celui des « backrooms », également abondamment cité dans le mod.

« J’aimais vraiment l’idée que tous ceux qui étaient secrètement impliqués dans la création du niveau fassent comme s’ils n’y étaient pour rien, s’amuse Jimmy, qui s’est ainsi amusé à streamer le jeu en faisant mine de le découvrir. Sans piper mot sur sa participation à la bande-son, le facétieux musicien s’est fendu d’une page Wiki recoupant tous les secrets que la communauté avait dénichés dans ce jeu insaisissable.

Il faudra environ une semaine aux vétérans du forum pour venir à bout des principaux mystères de MyHouse.wad. On parvient à ne pas faire brûler la maison (accident presque obligatoire quand on lance le jeu pour la première fois) et on organise les circonstances pour un happy ending : une plage baignant dans un doux coucher de soleil.

Pour les plus récalcitrants, un QR code dissimulé dans un recoin particulièrement secret mène à une image hébergée en ligne. Il s’agit d’un avis de décès de Steven « Veddge » Nelson imprimé dans ce qui ressemble à une publication locale (en réalité, un photomontage). Le message est reçu cinq sur cinq par la communauté : Veddge n’existe pas. C’est un personnage, dont le créateur ou la créatrice se cache probablement sur le forum.

La maison se mue parfois en des lieux bien différents. Cependant, on reconnait souvent une architecture commune. Au fond, la maison reste la maison.

Obsession de groupe

Une certaine paranoïa s’empare d’une partie des membres, qui se suspectent les uns les autres d’être le mystérieux auteur. L’obsession est largement nourrie par le fait que le compte du « personnage » Veddge n’a pas été créé pour l’occasion : il existe depuis 2004. Et même s’il a été inactif pendant le plus gros de cette période, on se rend compte que son récit au quotidien du développement de MyHouse.wad fait écho au scénario du jeu lui-même, dans une troublante mise en abîme.

Le Monde

Offre spéciale étudiants et enseignants

Accédez à tous nos contenus en illimité à partir de 8,99 euros par mois au lieu de 10,99 euros

S’abonner

De nombreuses figures de la communauté se voient obligées de démentir publiquement leur implication. L’ambiance relève de l’exténuant, tant certains sont obnubilés par cette question. Not Jabba en particulier se montre déterminé à faire tomber les masques : « Je me considère comme un historien de la scène amateur de Doom, explique-t-il au Monde. Connaître l’auteur m’aurait permis de comprendre le mod à un niveau bien plus personnel. »

Et puis un jour, Not Jabba adresse un message à la communauté. Il explique avoir été contacté par la personne derrière Veddge (ce que des témoignages concordants ont confirmé au Monde), qui lui a demandé de calmer le jeu. Fin de la récré. « Je m’en suis voulu, même si je pense que les raisons pour lesquelles c’est arrivé sont parfaitement concevables », se justifie-t-il aujourd’hui.

Si on tente de tricher en passant à travers les murs, le joueur peut vite se retrouver coincé dans des lieux insolites et inquiétants.

Le succès, les excès

En mai, le phénomène dépasse la niche des fans de Doom. Des youtubeurs populaires s’emparent du sujet et récoltent des millions de vues. Le bruit parvient même à l’éditeur de La Maison des feuilles qui, le 19 mai, s’étonne sur X d’un regain soudain des ventes du livre.

Ce nouveau public finit par dénicher fin mai des vidéos sur TikTok, dans lesquelles on reconnaît sans mal l’authentique maison qui a servi de modèle au jeu. Devant sa popularité nouvelle, la personne occupant les lieux confirme à son nouveau public connaître l’auteur du mod.

Du côté du forum des fans de la première heure, cette intrusion dans la vie privée ne passe pas du tout. « Essayer d’identifier un auteur en pistant ses réseaux sociaux, ça n’était jamais arrivé pour un niveau de Doom », constate Jimmy.  Début décembre, la personne à l’origine du compte décide finalement de supprimer les vidéos.

Malgré les débordements, les amateurs des vieux Doom se félicitent que leur antique jeu de tir, ainsi que sa scène modding, ait fait, grâce à MyHouse.wad, une intrusion plus que remarquée en dehors de leur communauté. De là à convaincre le créateur de l’un des jeux les plus étranges et les plus salués de l’année à sortir du bois ? Jimmy « n’écarte pas l’hypothèse ». Esselfortium n’est pas de cet avis. Tout comme Kevansevans, dont l’opinion est la plus tranchée : « Ça n’arrivera jamais. Ça a toujours été le plan. »



Source
Catégorie article Politique

Ajouter un commentaire

Commentaires

Aucun commentaire n'a été posté pour l'instant.